lundi 19 décembre 2011

Le François




Le François… dans d’autres provinces, on soupçonnerait dans ce « le », un petit relent de dédain. Les Parisiens notamment l’interprètent mal et y voient une sorte mépris, mais ici, en Franche-Comté, c’est une façon amicale de préciser que celui dont on parle est connu et reconnu. C’est l’habitude, c’est le François, celui d’ici. C’est presque de l’affection. C’est un LE enraciné dans le terroir et la coutume.
Le François, donc, était commis de ferme. Il logeait dans une chambre vétuste que lui avaient réservée les patrons dans le fond d’une remise. Il était sec comme une trique, tout en muscles, le visage anguleux et portait toujours le même chapeau de paille, par tous les temps. Ce qui m’impressionnait, j’avais six ou sept ans à l’époque, c’était qu’il était borgne et sa paupière constamment fermée, semblait cousue et cacher une cavité creuse. Il marchait bizarrement parfois et faisait des gestes un peu désordonnés. Je ne l’ai jamais vu sourire, souvent en colère, il valait mieux ne pas passer trop près de lui, car il avait la main leste et il nous attrapait pour nous secouer et nous crier dessus en grognements agacés.

Un jour que je sortais de l’étable, mon petit bidon de lait à la main pour rapporter à la maison le précieux breuvage, je le vis de loin, debout devant le tas de bois qu’il venait de fendre, bougeant les bras et les mains comme s’il s’adressait à quelques interlocuteurs invisibles. Comment faire pour éviter d’entrer dans son périmètre d’action, alors que très concentré sur mes mouvements pour ne pas verser une goutte, je devais l’observer du coin de l’œil ; faire attention aux bordures de l’allée, au chien qui immanquablement allait venir quémander une caresse et au lait qui tanguait dangereusement dans le bidon ? Comme je négociais le premier virage de l’allée en corrigeant ma trajectoire en fonction de ses mouvements, je le vis s’asseoir lourdement sur les bûches. Ses jambes allongées dépassaient maintenant sur l’allée et il me faudrait, pour atteindre la route, passer très près de ses pieds. L’opération me paraissant trop risquée, l’idée me vint de retourner à l’étable et trouver un prétexte pour rester un peu pendant la fin de la traite et attendre son départ. Mais comme je commençais mon demi-tour, un dernier coup d’œil au François me fit douter qu’il fût pris par le sommeil et comme je m’approchais à nouveau, je constatais qu’en effet, il dormait avec des ronflements sonores. Il ne sentait pas très bon.

J’ai compris bien des années plus tard, ayant appris comment les hommes trouvent toutes sortes de moyens pour soulager leurs douleurs, qu’il avait souvent soif, et pas que d’eau minérale !

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