Le François… dans d’autres
provinces, on soupçonnerait dans ce « le », un petit relent de
dédain. Les Parisiens notamment l’interprètent mal et y voient une sorte
mépris, mais ici, en Franche-Comté, c’est une façon amicale de préciser que
celui dont on parle est connu et reconnu. C’est l’habitude, c’est le François,
celui d’ici. C’est presque de l’affection. C’est un LE enraciné dans le terroir
et la coutume.
Le François, donc, était commis
de ferme. Il logeait dans une chambre vétuste que lui avaient réservée les
patrons dans le fond d’une remise. Il était sec comme une trique, tout en
muscles, le visage anguleux et portait toujours le même chapeau de paille, par
tous les temps. Ce qui m’impressionnait, j’avais six ou sept ans à l’époque,
c’était qu’il était borgne et sa paupière constamment fermée, semblait cousue
et cacher une cavité creuse. Il marchait bizarrement parfois et faisait des
gestes un peu désordonnés. Je ne l’ai jamais vu sourire, souvent en colère, il
valait mieux ne pas passer trop près de lui, car il avait la main leste et il
nous attrapait pour nous secouer et nous crier dessus en grognements agacés.
Un jour que je sortais de l’étable, mon petit bidon
de lait à la main pour rapporter à la maison le précieux breuvage, je le vis de
loin, debout devant le tas de bois qu’il venait de fendre, bougeant les bras et
les mains comme s’il s’adressait à quelques interlocuteurs invisibles. Comment
faire pour éviter d’entrer dans son périmètre d’action, alors que très
concentré sur mes mouvements pour ne pas verser une goutte, je devais
l’observer du coin de l’œil ; faire attention aux bordures de l’allée, au
chien qui immanquablement allait venir quémander une caresse et au lait qui
tanguait dangereusement dans le bidon ? Comme je négociais le premier
virage de l’allée en corrigeant ma trajectoire en fonction de ses mouvements,
je le vis s’asseoir lourdement sur les bûches. Ses jambes allongées dépassaient
maintenant sur l’allée et il me faudrait, pour atteindre la route, passer très
près de ses pieds. L’opération me paraissant trop risquée, l’idée me vint de
retourner à l’étable et trouver un prétexte pour rester un peu pendant la fin
de la traite et attendre son départ. Mais comme je commençais mon demi-tour, un
dernier coup d’œil au François me fit douter qu’il fût pris par le sommeil et
comme je m’approchais à nouveau, je constatais qu’en effet, il dormait avec des
ronflements sonores. Il ne sentait pas très bon.
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